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 une brève histoire de la "Nakba" en Israël

 

Eitan Bronstein Aparicio, Mai 2016

Ce texte s’attache à décrire le(s) discours sur la Nakba en Israël : il revient essentiellement sur le concept mais aussi sur l’événement historique. Quand ce mot est-il apparu ? Quand a-t-il décliné et quand fut-il réprimé? A quoi sont dus ces changements ? Je tenterais, ici, de décrire les moments historiques, les différentes périodes de la création de l’État jusqu’à aujourd’hui, dans le but de décrire la relation au terme dans chaque période et les changements qu’il a subis. 

Notons que ce texte concerne la façon dont la Nakba a été traitée en hébreu presqu’exclusivement et n’a pas pour prétention de décrire les attitudes et les changements subis en langue et / ou dans le monde arabes.

 

 

1948 – 1952 : La naïveté des débuts

 

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les premiers utilisateurs du terme « Nakba » en référence au désastre palestinien sont les militaires israéliens. En Juillet 1948, les Forces de défense d’Israël (F.D.I) s’adressent, par tract, aux habitants arabes de Tirat Haifa qui résistaient à l’occupation. Dans un arabe excellent, ils les exhortent à se rendre en ces termes: « Si vous voulez échapper à la Nakba, éviter un désastre, échappe à une inévitable extermination, rendez-vous ».

 

Peu après, en Août 1948, l’intellectuel syrien Constantin Zureik publie son essai : « La signification du désastre ». Dans cet ouvrage, il écrit que « la défaite des Arabes en Palestine n’est pas simplement un retour en arrière ou une atrocité temporaire. C’est une « Nakba » au vrai sens du terme ».  Zureik s’adresse aux Arabes du Proche Orient et les implore de réagir au terrible désastre qui les a frappés. Pour lui, alors,  la « Nakba » affecte le monde arabe tout entier et ne peut se réduire aux seuls Palestiniens.

 

Vers la fin de la même année, le 19 Novembre 1948, Nathan Aterman  publie son poème « Al Zot »( « A propos de ceci ») dans le journal Davar et Ben Gourion ordonne même qu’il soit distribué à tous les soldats des F.D.I. Le poème décrit le massacre des Palestiniens sans défense par les soldats des F.D.I, il est probable qu’il fasse référence aux crimes de guerre commis à Lod (Lydda). Hannan Hever et Yitzak Laor affirment que la critique de l’événement n’est pas aussi limpide qu‘elle pourrait sembler l’être à première vue. Même s’ils ont raison, et en dépit du fait que le poème se termine par un appel très clair : « N’ayez pas peur » et « Ne le racontez pas dans Gath… », ce poème décrit des évènements qui, s’ils étaient publiés aujourd’hui, provoqueraient un énorme tumulte dans le public israélien et parmi ses leaders, comme peut clairement l’affirmer le tollé provoqué, par exemple, par les révélations de l’ONG Breaking the Silence, en 2016.

 

En 1948, S. Yizkhar, un des auteurs israéliens majeurs, écrit son livre : HaShavuy (« Le captif ») dans lequel il décrit le comportement cruel des soldats des F.D.I envers les Palestiniens vaincus. Plusieurs de ses livres parus ces années là, notamment « Yemey Ziklag (« les Jours de Ziklag ») et « Khirbet Khizeh », décrivent ouvertement les atrocités perpétrées par les soldats des F.D.I pendant la Nakba. « Khirbet Khizeh » figure même dans les programmes officiels du Ministère de l’Education et est alors lu par des milliers d’étudiants.

 

En 1948 et dans les premières années qui suivent, prévaut une sorte de naïveté dans les discours sur la « Nakba ». Même si le terme lui même n’est pas mentionné, les évènements, y compris les atrocités perpétrées par les soldats sionistes à l’encontre des Palestiniens, sont décrits simplement, comme  allant de soi, sans filtres narratifs ou sublimation. Cette approche correspond également au style littéraire de Yizhar dite du « flux de conscience »: le texte est soi-disant libéré de l’auteur-sujet car l’auteur devient un instrument à délivrer des expériences sans les transformer. C’est aussi la façon dont les évènements concernant la Nakba sont alors décrits : sans fioritures et en bon Hébreu. 

 

Le premier livre sur « La Conquête de Jaffa » fut ainsi intitulé par son auteur, Haïm  Lazar, en 1951. Des années plus tard, « la conquête » est remplacée par « la libération »: Lazar utilise également le terme « nettoyage » pour décrire ce que les milices sionistes firent à Jaffa. Des années plus tard, quand Meron Benvenisti et plus tard Ilan Pappé utilisent le même terme, cela est perçu comme une véritable provocation. 

 

Les Palestiniens devenus citoyens israéliens sont encore sous le choc et traumatisés, ils subissent un régime militaire qui ne leur autorise aucune forme de protestation. Les réfugiés palestiniens attendent qu’on leur rende justice, une aide venant des nations arabes et de la communauté internationale, mais aucune aide significative ne va venir.

 

En 1951, la Cour Suprême rend un décret, devenu fameux, stipulant que les résidents d’Iqrit et de Bir’im qui avaient été chassés de leurs villages, sont autorisés à y retourner comme cela leur avait été promis le jour où ils en furent expulsés par les militaires israéliens. Ce qu’on sait moins, c’est que deux autres décisions similaires sont prononcées par la Cour Suprême. La même année, elle autorise également les réfugiés de Ghabisiyya, près de Nahariya, à retourner dans leur village. Et en 1952, la Cour Suprême accepte l’appel des résidents de Jalarre demandant à y retourner. Mais, les membres du kibboutz Lahavot Haviva, installés sur les terrains du village, font sauter à l’explosif les maisons, empêchant ainsi  leur  retour. Dans ces quatre cas, le retour des réfugiés fut empêché par l’armée dont les décisions ont prévalut sur celles de la justice. Depuis, plus aucune décision de justice semblable n’a été prise.

 

1952-1967 : Le déclin et l’oubli

 

Les évènements devenant de plus en plus lointains dans l’histoire, et tandis que la nouvelle nation travaille intensément à se construire, à installer les nouveaux arrivants et à empêcher le retour des réfugiés palestiniens, la façon naïve d’aborder la Nakba est ouvertement abandonnée. On identifie clairement ce changement par le fait que les réfugiés qui tentent de revenir deviennent soudainement des « infiltrés » (Mistanenim) . Dans le discours israélien, ils cessent d’être des indigènes qui ont été expulsés et qui tentent de retourner chez eux, et deviennent dès lors des infiltrés étrangers, illégaux et illégitimes. Un véritable abîme sépare un « réfugié » d’un « infiltré ». Le premier est déraciné, c’est une victime, il a été vaincu et est traumatisé. Le second n’est pas d’ici, il nous veut du mal, c’est un voleur, il traverse une frontière géographique. Cette contradiction est bien articulée par Marko Rossio, un des premiers colons de Kerem Ben-Zimra, installé sur la terre des réfugiés de Ras al-Ahmar. Il a défendu son village contre les Palestiniens, les armes à la main, et nous dit : «  Ils ont essayé de revenir pour voler ce qui leur appartenait, alors on les a descendus». Plus tard, l’infiltré palestinien devint un « Fedayin », complétant ainsi l’entière transformation d’un réfugié devenu immigrant illégal en terroriste. 

 

La couverture médiatique des romans qui décrivent ouvertement ce qui c’était déroulé en 1948 force le gouvernement à créer un méta-récit justifiant les atrocités commises par « nos garçons ». Il devient alors difficile pour le nouvel État de continuer à décrire le mal fait par les Israéliens envers les Palestiniens sans la médiation d’un discours qui défend « notre côté ». La Nakba devient « un désastre selon leur point de vue » (celui des Palestiniens) et c’est ainsi que deux histoires sont créées : une qui est la nôtre, l’autre qui est la leur « ce qui est le résultat des mêmes dispositifs pris par l’État juif qui, de façon systématique créa une séparation entre Juifs et Arabes et mit en place cette séparation qui devînt une vérité objective qui ne peut, en aucun cas, être contestée. » 

 

La Nakba devient partie intégrante du discours qui tente de justifier la formation de l’Etat d’Israël après l’Holocauste. La première utilisation de la théorie du « pas le choix » de l’histoire de l’Etat apparaît alors : nous n’avions pas d’autre choix que de faire ce que nous avons fait en 1948.  Et, en corrélation avec ce « pas le choix », celle de la « pureté des armes » (Tohar ha Neshek) selon laquelle en 1948, nos soldats n’ont pas commis d’atrocités, et, s’ils en avaient commis, il ne s’agirait que d’exceptions. La formule avait déjà été inventée en 1940, en référence aux batailles des colons avant la création de l’État, et lorsque l’État fut créé, elle circula de nouveau pour justifier sa création ce qui impliquait de déposséder la majorité des Palestiniens.

 

D’un point de vue topographique, de nombreux villages palestiniens étaient alors encore debout, abandonnés mais pas détruits.

 

L’assertion selon laquelle les villages furent détruits pendant la guerre de 1948 est fausse. En fait, des centaines furent détruits lors d’une campagne intensive planifiée et menée par l’État entre 1965 et 1969, comme le décrivent les travaux de Shai Aaron. Dans les années 50, les villages vides eurent même droit à une rare reconnaissance grâce à une série de cartes géographiques produites par le Centre de Cartographie d’Israel .

Israël avait hérité d’un important fond cartographique en anglais du Mandat Britannique, sur lequel tous les villages qui existaient jusqu’en 1948 figuraient. Pour clarifier le fait qu’ils étaient désormais vides, les cartographes israéliens ajoutèrent, en violet, la mention « détruit » en hébreu (harus) sous  le nom des  villages dont les habitants avaient été expulsés et qui n’étaient pas autorisés à revenir. C’est le dernier témoignage de l’existence des villages de la Nakba dans la cartographie israélienne. Le projet de leur destruction, dans les années 60, peut rétrospectivement se comprendre comme un acte visant à supprimer le fossé existant entre la représentation, toujours réelle, des villages sur les cartes et le fait qu’ils soient devenus déserts. Leur destruction allait rendre cette représentation inutile: ils apparaitraient désormais, et uniquement, sous le nom de « Khirbe » (ruines) sur les cartes. 

 

1967-1985 : Quand l’expansion fait disparaître 

 

La pression exercée, en Israël même, par Moshe Dayan et d’autres, pour « un second round » déclenche la guerre de 1967 qui sera la plus grande expansion territoriale du projet sioniste au Proche Orient, et va offrir à Israel un territoire quatre fois plus grand que celui qu’il possédait avant la guerre. La Cisjordanie et Gaza, le plateau du Golan et la péninsule du Sinaï sont conquises. Les Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza vivent désormais sous régime militaire et le nombre de réfugiés augmentent d’un quart de million de plus, certains le sont d’ailleurs pour la seconde fois depuis 1948. Ils sont principalement occupés à survivre sous occupation militaire.

 

En Israël, l’économie florissante, l’euphorie et l’arrogance qui succédèrent à la grande victoire militaire sur les légions arabes en six jours, permettent l’émergence d’un débat pour savoir s’il faut contrôler les territoires occupés et y rester. On peut désormais affirmer que ce débat n’en a, en fait, jamais été un véritable et, qu’il n’y avait aucune chance qu’un retrait des territoires occupés de Cisjordanie et de la Bande de Gaza soit décidé. Mais, à cette époque, le débat entre les partisans du maintien et leurs adversaires était réel et avait encore un sens. Quoi qu’il en soit, il rendit les débats sur la Nakba hors de propos et même déplacés. 

 

Dès lors, on peut comprendre l’objection à la projection du film « Khirbet Khizeh », produit dans les années 70 par la télévision israélienne. À sa diffusion en 1978, une controverse éclate et atteint son apogée quand le Ministère de l’Education ordonne qu’on interdise sa projection. Finalement, et par décision de l’Autorité de Diffusion Israélienne, il ne sera  diffusé qu’une seule fois, puis mis au placard pendant vingt ans. Montrer un film décrivant l’expulsion des Palestiniens de leurs villages en 1948, sur ce qui est alors l’unique chaîne de télévision existante, semble encore compliqué pour Israël à l’époque. 

 

Avec la vaste expansion coloniale, la Nakba disparait complètement en Israël. L’expansion géographique crée alors de nouveaux fronts géopolitiques, la Nakba et les réfugiés qui attendaient leur retour n’y ont pas leur place. L’ occupation et les expulsions de 1948 sont effacées de la mémoire collective depuis les nouvelles conquêtes. « L’occupation » devient un terme et un concept associés exclusivement à l’expansion de 1967, c’est cette vision que la gauche israélienne, dans sa quasi totalité, adopte encore aujourd’hui. La gauche sioniste continue à parler de 48 - et bientôt 50 - années d’occupation alors qu’il faudrait en ajouter pratiquement 20 pour rendre justice à l’histoire. L’expansion militaire et la colonisation de la Cisjordanie qui débutent dans les années 70  crée de nouveaux conflits qui suppriment la Nakba de la conscience israélienne.  

 

1985-1993 : Une nouvelle histoire

 

Vers la fin des années 80, l’historien Benny Morris forge un nouveau terme, celui de « Nouveaux historiens » pour décrire ceux qui avec lui, revisitent largement l’historiographie israélienne de 1948. Son ouvrage intitulé « La Naissance du Problème des Réfugiés Palestiniens » est un tournant important dans la remise en question du récit israélien. On ne pourrait également manquer de mentionner les travaux de Simha Flapan, d’Avi Shlaïm, de Tom Segev et d’autres encore. Leurs travaux ont permis de mettre à jour ce qui avait été réduit à silence en Israël concernant 1948 : le « récit palestinien ».  En résumé, pour Morris, il n’y avait pas d’autre choix que de créer un État juif en 1948, un prix inévitable que les Palestiniens devaient payer, et qu’en effet, d’immorales atrocités avaient été commises par les forces sionistes. 

 

Les apports ou les « révisions » des nouveaux historiens déclenchent un très vif débat dans le milieu universitaire israélien (et à travers le monde), apportant aussi bien son lot de critiques acerbes que d’encouragements à poursuivre leurs travaux. Mais, en dehors de l’université, ce débat va se dérouler quasi exclusivement dans le quotidien Ha’aretz, bien loin de la majorité de la société israélienne. Dans la société civile et la culture israéliennes, la Nakba n’est alors que très peu présente. 

 

1993-2000 : Le Retour (des réfugiés palestiniens) du réprimé 

 

Les accords d’Oslo sont un coup dur pour les réfugiés palestiniens. L’accord de paix signé par Yitzhak Rabin et Yasser Arafat stipule que deux États seraient établis le long de  « la ligne verte ». Les discussions sur une solution au problème des réfugiés est repoussée à une stade ultérieur. 

 

Ces termes sont évidement inacceptables pour les réfugiés et plusieurs organisations se créent justement en réponse. BADIL à  Bethléem  et ADRID en Israël  en sont des exemples majeurs. ADRID va politiser la question des Palestiniens déplacés à l’intérieur d’Israël. Jusqu’à cette date, celles et ceux qui avaient été déplacés en Israël commémoraient la Nakba dans leur communauté et leur famille, dans une relative intimité. Leur principale activité était, en général, la visite en famille des villages détruits, particulièrement le Jour de l’Indépendance d’Israël. 

 

En 1997, ADRID organise la première « Marche du Retour » le jour de l’Indépendance d’Israël. Cet événement devient une tradition et la reconnaissance la plus importante et la plus visible de la Nakba en Israël. Chaque année, des milliers de citoyens palestiniens d’Israël défilent en nombre ce jour là, font flotter des drapeaux palestiniens et réclament leur droit au retour. Chaque année, le défilé se déroule dans l’un des nombreux villages détruits par Israël en 1948. Sous le régime militaire, le Jour de l’Indépendance était le seul moment où les Palestiniens pouvaient librement circuler sans avoir à solliciter un laisser passer au gouverneur militaire. Ils utilisaient alors cette liberté limitée pour visiter leurs villages détruits, ce qui a renforcé cette tradition consistant à commémorer la Nakba le Jour de l’Indépendance israélienne. L’expression lourde de sens qui dit que « leur indépendance c’est notre Nakba » ne sera ajoutée que plus tard.

 

La marche grossit d’année en année et il devient de plus en plus difficile pour les média israéliens de l’ignorer. Commémorer la Nakba le Jour de l’Indépendance renforce le discours radicalisé sur la Nakba. Dans le discours tenu par la majorité de la population israélienne, la Nakba est une catastrophe palestinienne, un récit palestinien, une histoire palestinienne. De nôtre côté, nous Israéliens, avons l’Indépendance. Même au sein de la majorité de la gauche israélienne aujourd’hui, la Nakba est comprise comme un désastre pour seulement un cinquième de la population israélienne.

 

Le recueil 50 à 48 est publié par l’institut Van Leer sous la direction d’Adi Ofir.  Alors que de nombreux moments ne sont pas mentionnés dans cette épaisse anthologie, la Nakba est présentée comme elle ne l’a jamais été dans des écrits non-fictifs en Israël : la Nakba est un événement majeur,  « l’heure zéro » de l’établissement de l’État.

 

Cette même période voit la prolifération de conférences politiques et universitaires, la plupart à l’étranger mais également en Israël, abordant la question du droit au retour des réfugiés palestiniens. En Israël, ceux qui nient ce droit ne sont pas déstabilisés pour autant mais les voix venant de l’étranger se font entendre haut et fort.  

 

2000-2011 : La Nakba relève la tête

 

En Octobre 2000, éruption de la seconde intifada, les relations entre Juifs et Arabes en Israël sont au plus mal. Treize citoyens palestiniens d’Israël sont tués par les forces de sécurité lors d’une manifestation de solidarité avec les Palestiniens tués au Mont du Temple et en Cisjordanie. La majorité des Juifs israéliens (y compris la gauche israélienne) fait alors sienne la version officielle des évènements: tirer sur ces manifestants était une nécessité absolue car la vie des force de l’ordre était menacée. La plupart des Israéliens, y compris ceux, et ils sont nombreux, qui vivent à proximité de villes ou de quartiers arabes, se sentent profondément déçus par ces manifestations qui bloquent les routes et dérangent leur confort. Les démentis palestiniens quand aux menaces de mise en danger de la vie des forces de l’ordre ainsi que l’enquête officielle diligentée par la Commission gouvernementale Or qui conclura, trois ans après, qu’en aucun cas la vie des forces de l’ordre n’avait été menacée, ne suffiront pas, pour autant, à modifier le sentiment général. 

 

Ces évènements en arrière-plan, des milliers de Juifs israéliens comprennent ce qu’est l’essence même de l’Etat juif: les Arabes, par définition, ne peuvent y être des citoyens de plein droit. Ces Juifs se distancient alors de l’idéologie sioniste qui leur avait été inculquée dès l’enfance. Depuis, un certain nombre de citoyens israéliens ont déclaré publiquement et sans honte qu’ils sont non ou anti-sionistes.

 

Pour la première fois, une organisation est créée pour remettre en question les fondements mêmes de l’État d’Israel,  avec l’objectif de sensibiliser et éduquer, en hébreu, la société civile israélienne.

« Zochrot » (« elles se souviennent ») cherche donc à faire connaître la Nakba auprès du public juif israélien et soutient le droit au retour des réfugiés palestiniens. C’est la première organisation fondée par des Israéliens venant des milieux les plus privilégiés, des symboles de cette société: ce sont d’anciens kibbutzim et des soldats, qui remettent profondément en question leur identité. A cette époque, en 2002, une simple recherche en hébreu du mot « Nakba » sur Google, ne donnait quasiment rien. 

 

Dans un premier temps, Zochrot est méprisée. Quand l’organisation s’adresse, par exemple, au Fond National Juif (KKL) en 2004, pour demander qu’un panneau soit apposé dans le Parc Canada afin d’indiquer les villages occupés en 1967, elle reçoit très rapidement une réponse négative. Zochrot est encore inconnue, et il n’y a alors aucun moyen de mesurer ses capacités à changer le discours israélien. Après que l’organisation ait reçu une réponse favorable de la Cour Suprême sur cette même question, ce courrier et les suivants vont devenir beaucoup plus compliqués et sensibles parce qu’il apparaît alors clairement que cette organisation est capable de faire bouger les choses.

 

Avec Zochrot, des centaines d’Israéliens se joignent à la Marche du Retour,  un intervenant  israélien est même invité à s’exprimer sur scène, en hébreu, au milieu des autres intervenants chaque année. Zochrot a changé le discours sur la Nakba en Israël. Son efficacité est reconnue, y compris par ses détracteurs. Les tours, que Zochrot organise dans les villages palestiniens qu’Israël a détruit pendant la Nakba, changent la perception de ces lieux à tel point qu’il devient impossible d’effacer ces villages ou de les considérer comme de simples paysages exotiques. 

 

En 2008, la première conférence sur le droit au retour se tient à Tel Aviv. Le professeur Adi Ophir, vétéran de la gauche et éminent philosophe, écrit alors qu’« il est difficile de nier le rôle que Zochrot a joué dans le changement du discours sur la Nakba et la prise de conscience de ce qu’elle est » .

 

On trouve de plus en plus de références sur la Nakba en hébreu, des romans à succès traitent  ouvertement de la Nakba et de la responsabilité d’Israel, certains sont écrits avec l’aide de Zochrot. Par ailleurs, les Éditions Andalous publie en 2002, un roman majeur d’Elias Khoury sur la Nakba. Et quand bien même « Bab al- Shams » n’est pas devenu un bestseller en hébreu, il a été largement salué et mentionné dans de nombreux écrits.

 

2011-2016 : Occuper le devant de la scène. Avec l’aimable autorisation du Gouvernement.

 

Voyant que les débats sur la Nakba  échappent à tout contrôle, le régime décide de se doter d’un arsenal légal pour parer à cette situation nouvelle.  La première version de ce qu’on l’habitude d’appeler « la Loi Nakba » est si draconienne que même des membres du parti qui le promeut, comme Benny Begin, se joignent à la contestation.  En Mars 2011, la loi est votée dans une version plus édulcorée mais son objectif est clairement d’empêcher que la Nakba soit étudiée et reconnue en Israël. Son vocabulaire est nettement réduit. On menace les organisations qui reçoivent des subventions du  gouvernement de les voir diminuer si elles commémorent la Nakba le Jour de l’Indépendance. Son effet dissuasif est clair. Il devient encore plus clair quand des ministres du gouvernement, sous l’impulsion de Miri Regev, vont au delà de ce que la loi stipule en menaçant de supprimer toutes subventions aux institutions qui soutiennent ou  organisent un événement célébrant la Nakba en Israël.

  

Au même moment, et en coordination avec ces efforts législatifs, l’organisation « Im Tirzu » lance une campagne pour faire renaître le déni complet de la Nakba en Israël. L’organisation rédige est distribue un pamphlet intitulé « Nakba Kharta » (« La Nakba c’est des conneries »), reconstruisant tous les arguments israéliens concernant le « mensonge » de la Nakba : elle n’a pas eu lieu mais elle est le résultat d’une guerre pendant laquelle tous les Arabes ont voulu nous expulser en 1948 et c’est pourquoi il est normal qu’ils en paient le prix. De plus, ces auteurs s’appliquent à faire disparaître les apports de la nouvelle historiographie. Paradoxalement, les membres d’Im Tirzu chantent cet hymne facile à retenir : « Nous avons provoqué vôtre Nakba », reconnaissant ainsi publiquement la responsabilité d’Israël dans le désastre qu’ils s’efforcent pourtant de nier. 

 

La loi et cette campagne offrent pourtant un sacré coup de projecteur sur la question de la Nakba.  Dans les médias, le mot Nakba est désormais communément utilisé en hébreu. Des hommes politiques et bien d’autres l’utilisent pour décrire différents désastres ou des évènements conflictuels. Fait amusant, le mot est même utilisé dans le sport. Ainsi, un supporter du club de basketball Hapoel Tel Aviv de déclarer, le jour de la démolition du  stade historique de l’équipe: « Aujourd’hui est le jour de la Nakba pour les supporters de l’Hapoel Tel Aviv ». Dans une émission sportive à la radio, un commentateur décrit les récriminations contre un groupe de joueurs  comme « une Nakba dans les vestiaires ».

 

Des traces de la Nakba apparaissent également dans les luttes des Mizrahims israéliens (Juifs des pays arabes), nombre d’entre eux fut, dès les jours qui suivirent l’expulsion, envoyé vivre dans les maisons des Palestiniens afin de les empêcher de revenir. Quelques décennies plus tard, leurs descendants le reconnaissent. Yoni Yochanan du village de Lifta et Menashe Halef de l’actuel quartier de Tel Aviv Givat Amal (établi sur les ruines d’Al –Jammasin al -Gharbi) luttent désormais contre leur propre dépossession par l’État et les banques et n’hésitent pas à rappeler pourquoi, et selon les injonctions de qui, ils vivent là.

 

Comme il apparaît clairement sur le graphique ci-dessous, l’utilisation du mot « Nakba » en hébreu fait un bond en 2011. 

Entre 1999 et 2010, les recherches augmentent constamment et en 2011, le nombre absolu des résultats augmentent significativement si on les compare à ceux obtenus en 2010. Il est possible que l’on puisse observer un mouvement analogue pour chaque occurence ou chaque mot cherché, suivant la démocratisation et le développement effréné de l’utilisation d’Internet. C’est pour cette raison, qu’il est intéressant de comparer la croissance continue du nombre d’occurences pour « Nakba » entre 2011 et 2015  à celle du couple « Nakba + Zochrot » qui lui décline en hébreu . Cette combinaison augmente continuellement à partir de 2000 et en 2011 elle fait plus que doubler. Mais, le déclin de 2011 à 2015 de la combinaison « Nakba + Zochrot » renforce le constat du rayonnement, solide et constant, de la Nakba en hébreu, même quand on assiste à un déclin des mentions de son principal agent dans la société israélienne. 

Parallèlement à ce foisonnement engendré autour de la Nakba en Israël, il ne faudrait pas oublier que la « Loi sur la Nakba » a également engendré de la peur. Les professeurs craignent que leur carrière puisse être compromise s’ils participent à des manifestations, actions ou même s’ils mentionnent la Nakba. 


Un sondage conduit par De-Colonizer auprès d’un panel de 500 Juifs israéliens montre que la majorité d’entre eux sait que la Nakba est un terme évoquant quelque chose de négatif, un conflit avec les Palestiniens. Ce constat était encore inimaginable il y a 15 ans. Ce n’est pas pour autant que la majorité des Israéliens sait exactement ce que le mot signifie. 

 

Aujourd’hui, le terme « Nakba » montre bien la polarisation de la société israélienne et de son discours. Dans la gauche non-sioniste, la place centrale de la Nakba dans la construction du conflit et sa possible solution, est pleinement reconnue. Par ailleurs, les informations sur la Nakba sont désormais disponibles, en accès libre et de plus en plus nombreuses. 

 

D’autre part, la bataille menée par le régime israélien, pour empêcher le plus possible ces débats, fait rage. Paradoxalement, ces tentatives de réduire au silence la Nakba en font une question brûlante qui nécessite réponse, une plaie ouverte qui suinte constamment. 

 

Les Juifs israéliens qui souhaitent promouvoir les débats autour de la Nakba en Israël font face à deux défis : parallèlement aux actions continues pour reconnaître et faire reconnaître la Nakba, le premier défi est de planifier le retour des réfugiés de façon à ce que cette préoccupation ne soit pas reléguée aux seuls Palestiniens, le second défi est de continuer à apprendre aux Israéliens ce qu’il s’est réellement passé pendant la Nakba et ce que cela signifie pour eux aujourd’hui. Sur ces deux points, bien peu encore a été fait, exceptés les premiers préliminaires. 

 

 

 

J’aimerais remercier Eléonore Merza Bronstein, Norma Musih, Yehuda Shenhav et Ariella Azoulay pour leur lecture attentive, les échanges que nous avons eus et leurs conseils qui ont indéniablement contribué à améliorer ce texte. 

Traduction en français: Chantal Merza et Eléonore Merza Bronstein.

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