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 Que savent réellement les Israélien·ne·s de la Nakba et du droit au retour des réfugié·e·s palestinien·ne·s? 

 

Retour sur un sondage d'opinion auprès du public juif israélien. 

De-Colonizer, 2015-2017 

Cet article est une version légèrement remaniée et raccourcie d'un chapitre du livre

"Nakba. Pour la reconnaissance de la tragédie palestinienne en Israël" (Eléonore Merza, Eitan Bronstein, 2018)

Aussi étrange que cela puisse paraître, personne n’avait, jusque-là cru bon d’interroger sérieusement les Israélien·ne·s sur la Nakba et le droit au retour. La « Nakba » est un mot arabe qui signifie « catastrophe » et qui désigne l’expulsion de l’écrasante majorité des Palestinien·ne·s et la destruction de quelques 615 de leurs localités en 1948 [voir carte "Colonialisme en destru(a)ction" / De-Colonizer]. Ce sont pourtant des sujets présents dans les débats en Israël, parfois sur le devant de la scène mais, a minima, en toile de fond. Ce sont des sujets manipulés avec beaucoup d’intérêt quand il s’agit de faire le lien entre les composantes extrêmement hiérarchisées de la société israélienne. Ce sont des sujets brandis comme des menaces lorsqu’il faut unifier les Israélien·ne·s autour d’un ennemi commun. Celui-ci ne doit pas manquer de rappeler constamment aux Israélien·ne·s, au cas où il·elles·s étaient tenté·e·s de l’oublier, que nous sommes en danger. L’autre, le Palestinien, c’est le danger. Et le danger, c’est notre fin. Encore. Quitte à réécrire l’histoire. Quitte à salir la mémoire de ceux·elles qui ont été génocidé·e·s pendant la seconde guerre mondiale. En octobre 2015, devant le 37è Congrès sioniste mondial, par exemple, le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou n’hésite pas à affirmer qu’Adolf Hitler n’avait pas réellement l’intention d’exterminer les Juif·ve·s, mais seulement de les expulser, et que c’est le grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, qui l’aurait convaincu de la solution finale. Relatant une rencontre entre le grand mufti et Hitler en novembre 1941, Netanyahou déclare :

« Hitler ne voulait pas exterminer les Juifs à l’époque. Et Hadj Amin al-Husseini est allé voir Hitler et lui a dit : « Si vous les expulsez, ils viendront tous ici [en Palestine] » (...) Hitler demanda alors : « Que devrais-je faire d’eux ? » Le grand mufti répondit: « Brûlez-les ! »

Déjà en 2012, dans un discours à la Knesset, Netanyahou avait affirmé que le grand mufti de Jérusalem avait été « l’un des principaux architectes » de la solution finale. Bien que cette thèse soit réfutée par les chercheur·e·s et intellectue·le·s les plus réputé·e·s sur la période [Achar; Porat; Litvak, par exemple] et qu’elle aie également été dénoncées par l’opposition, les dégâts qu’une telle accusation suscite dans la société israélienne sont évidemment profonds. Elle alimente une production discursive aisément identifiable aux conséquences désastreuses dans les perceptions et les rapports sociaux, déjà bien éprouvés. Quand le Premier ministre, dans un discours public, fait du Palestinien le « nouveau nazi », nul ne pourrait être surpris de la banalisation et du renforcement de la parole raciste et des crispations identitaires.

Côté israélien, c’est donc dans ce contexte particulièrement tendu et peu enclin à produire des discussions apaisées que sont mobilisées les notions de « Nakba » et « de droit au retour ». De la même façon qu’il s’agit de leur histoire, ces notions agissent comme des menaces contre nous. Elles entretiennent l’idée que leur droit nous est — par essence — nuisible, elles alimentent ainsi la construction d’une identité collective israélienne en opposition à l’autre, à l’Arabe, au Palestinien, et in fine au reste du monde. Sans même parler de la viabilité d’un autre modèle, à aucun moment la cohabitation n’est envisagée comme une option.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le déni n’est pas complet en Israël. À la télévision israélienne, dans la presse israélienne, on parle de la Nakba et du droit au retour. Mais ils sont, en général, associés à un cycle de violence. On en parlera après une manifestation, une attaque, des heurts ou n’importe quel évènement qui vient « effrayé » les Israélie·ne·s. Personne n’avait encore sorti ces sujets de ce contexte politicien, alors qu’ils méritent attention, discussion et appropriation au sein de la société israélienne. Même si, en Israël, peu s’intéressent véritablement à ce que les citoyen·ne·s pensent de la Nakba et du droit au retour, à ces fantasmes et ces peurs sur lesquels on peut pourtant travailler. Pour nos ouvrages Nakba BeIvrit, Yoman Nassa Politi [Merza: Bronstein, 2017] et sa version largement remaniée et enrichie Nakba. Pour la reconnaissance de la tragédie palestinienne [Merza; Bronstein, 2018], nous avons conduit le premier sondage d’opinion sur le sujet, auprès de la population juive israélienne.

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la signification et la fiabilité d’un sondage. Pierre Bourdieu affirmait que « l’opinion publique n’existe pas » [Bourdieu, 1973; 1981]. Bien que les critiques des sondages d’opinion ne soient pas nouvelles, il a tout de même fallu se résigner à trouver un moyen de sonder, à défaut de l’opinion publique, un échantillon représentatif de la société israélienne. C’est conscient·e·s que la notion d’opinion publique pose la 

question de savoir si un individu répond nécessairement comme le groupe social auquel il est censé appartenir, que l’échantillon retenu, même représentatif, peut toujours être discuté et que les modalités de collectes sont aussi soumises à critique, que nous restituons ici les principaux résultats de cette enquête.

Dans le cas par exemple de ce sondage, nous souhaitions interroger tous les segments de la population juive israélienne. Or, il se trouve que Geocartografia, l’institut qui a été en charge de sa réalisation, effectue son travail par téléphone en prenant des noms dans le bottin, uniquement sur des lignes fixes donc, ce qui est déjà une condition déterminée. Il en aurait été de même si le sondage avait été réalisé par Internet : quid des foyers qui n’en possèdent pas l’accès ou qui ne disposent pas d’un ordinateur? ou même par porte à porte: quid des personnes travaillant aux heures de passage des enquêteurs? Le sondage induit par définition des biais. Pour des chercheur·e·s que nous sommes, habitué·e·s aux protocoles qualitatifs, les assignations et classifications énoncées puis utilisées par les sondeurs posent évidemment question. Que signifie par exemple le terme « origine »? Comment est-il perçu? Les choix qui étaient offerts aux personnes interrogées étaient: «Israélien·ne de deuxième génération», «Mizrahi», « Ashkénaze », « nouvel·le immigrant·e » et « refuse de se définir ». Est considérée, par exemple, considérée comme «Israélienne de deuxième génération», une personne née en Israël, de parents nés en Israël. Comment alors définir une personne née en Israël mais dont seulement l’un des deux parents est né en Israël? Est traditionnellement considéré·e comme « Mizrahie », un·e Juif·ve des « pays arabes », mais c’est un terme qui est également utilisé pour ceux·elles d’Asie centrale, du Caucase... On pourrait s’interroger sur ce que peuvent avoir en commun des Juif·ve·s d’Inde, d’Azerbaïdjan, du Maroc ou du Liban. Le terme «Ashkénaze» n’est pas moins problématique puisqu’il définit tout le reste, c’est-à-dire beaucoup. Un juif de Pologne est donc un «Ashkénaze», mais une Juive de Buenos Aires aussi. Enfin, on n’est pas en reste avec la catégorie tout aussi floue de «nouveau·elle immigrant·e» qui regroupe des profils sociologiques et géographiques extrêmement variés de Juif·ve·s arrivé·e·s en Israël depuis les années 1990. Y seront donc inclus·es une Juive française qui a fait son aliyah il y a six mois et un Russe arrivé dans les années 1990, dont un grand-père était Juif, qui a été reconnu comme étant « assez juif » pour venir peupler Israël mais « pas assez juif » pour être reconnu comme juif par la Halakha, la loi religieuse juive qui stipule que le judaïsme se transmet par la mère.

Il faut tout de même noter que ce sont les sondé·e·s qui, parmi les propositions qui leur ont été faites, choisissent comment il·elle·s souhaitent se définir. Si certaines variables sont plus évidentes, comme la tranche d’âge ou le lieu de résidence, d’autres pourraient essuyer des critiques similaires, par exemple le « degré de religiosité » qui est laissé à l’appréciation des sondeur·se·s en fonction de la façon dont les sondé·e·s se définissent.

Dans le cadre d’un sondage, on utilise des catégories générales et englobantes. Mais malgré toutes les nombreuses critiques qu’on peut leur adresser, les sondages permettent tout de même de dresser des résultats d’appréciation globale qui ont leur intérêt. Ainsi, notre sondage a, en particulier, cherché à comprendre comment le travail militant a influencé la société juive dans sa compréhension globale de la Nakba et du droit au retour des réfugié·e·s palestinien·ne·s. De plus, le moment où les sondages sont faits est particulièrement déterminant. Lorsqu’ils sont effectués à la veille d’une élection, au lendemain d’une attaque ou d’une mise en examen par exemple, le contexte influence nécessairement les réponses des sondé·e·s. C’est une dimension qui est particulièrement à prendre en compte dans notre question de recherche. Cette étude s’étale sur deux ans: le premier sondage a été effectué en 2015 puis un second en 2017. Tous deux ont été effectués au cours de séquences politiques relativement calmes, en dehors de cycles particuliers de tension qui renforcent l’anxiété de la population. Mais que signifie « temps calme » dans la poudrière proche-orientale ? Ces sondages n’ont, par exemple, pas été conduits en période électorale où les sujets des « Arabes », de la « sécurité » et de la menace existentielle qu’ils représentent, sont utilisés comme des arguments de campagne. Ces sondages n’ont pas non plus été menés en période intense de manifestations palestiniennes particulièrement symboliques comme la Marche du retour, le Journée de la Terre ou celui de la commémoration de la Nakba. Ces manifestations, qui sont pourtant pacifiques, sont aussi mobilisées par la majorité des médias comme autant d’événements inquiétants et dangereux pour nous. Il y a de grandes chances pour que les réponses eussent été différentes si le sondage avait été effectué à de tels moments.

Aspects méthodologiques du sondage

Dernière semaine de mars 2015, nous avons fait appel à l’un des instituts de sondage les plus réputés d’Israël : Geocartografia. Les chercheur·e·s de l’institut nous ont aidé·e·s à formuler les questions auxquelles nous pensions, à utiliser un vocabulaire neutre et intelligible pour les Israélien·ne·s. Puis l’institut s’est chargé de sa réalisation, par téléphone. En mars 2017, un deuxième sondage, qui reprenait avec le même intitulé trois des sept questions du premier son- dage, a été réalisé afin d’évaluer les évolutions de discours entre le moment où nous avons commencé à écrire ce livre et le moment où il a été publié en hébreu. Ce deuxième sondage a été fait selon le même protocole, sur un autre échantillonnage représentatif.

Ces sondages sont stratifiés, ce qui signifie qu’ils utilisent une méthode d’échantillonnage représentatif: on divise la population en plusieurs groupes et on prend aléatoirement un échantillon dans chaque groupe. Au sens statistique, un échantillon est représentatif si tout membre de la population ciblée (ici la population juive israélienne et uniquement celle- ci) a la même probabilité d’être choisie. La méthode utilisée est celle du questionnaire fermé, c’est-à-dire que toutes les questions sont strictement prévues. Il y a, par contre, dans ce questionnaire fermé, la première question qui est ouverte, ce qui signifie que les choix de réponses suggérés aux sondé·e·s ne sont pas définis.
Le panel qui a été interrogé les deux fois est composé de cinq cents Israélien·ne·s, tou·te·s juif·ve·s, de plus de 18 ans. Il s’agit d’un panel défini par Geocartografia comme un échantillon représentatif de la société israélienne, choisi en fonction des variables reproduites telles qu’elles sont déterminées par l’institut et énoncées aux sondé·e·s:

Variables / Catégories proposées aux sondé·e·s

 

Genre:

  • Féminin 

  • Masculin

Origine ​​

  • Israélien·ne de deuxième généraion: né•e en Israël et de parents nés dans le pays (ba’haretz)

  •  Mizrahie

  • Ashkénaze

  • Nouveau / nouvelle immigrant·e (oleh hadash / olah hadasha) depuis 1990

  • Refuse de se définir
     

Âge

  • 18-34 ans

  • 35-54 ans

  • 55 ans et plus  
     

Lieu d’habitation (déterminée par l’indicatif du numéro de téléphone)

  • Jérusalem et district de Jérusalem (numéro téléphonique commençant par 02)

  • District Nord (04)

  • District Sud (08)

  • District Centre (03)

  • District HaSharon (09)
     

Éducation

  • Jusqu'au lycée (tihonit

  • Au-delà du lycée, université

  • Académique (master et plus)
     

Religiosité

  • Laïc·que (hiloni)

  • Traditionnaliste (massorti)

  • Religieux·se (dati) ou ultra-orthodoxe (haredi)
     

Revenu

  • Au dessous du revenu moyen [énoncé aux sondé·es lors de la question, variable entre 2015 et 107]

  • Dans la moyenne

  • Au-dessus de la moyenne

-- QUESTION 1 -- 

Connaissez-vous ou avez-vous entendu parler du terme « Nakba » ? Si oui, comment la définiriez-vous ?

 

À notre demande, cette première question a été volontairement formulée comme une question ouverte, c’est-à-dire sans items, sans proposition définie de réponses à choisir. Nous souhaitions savoir ce que la société israélienne met derrière le terme « Nakba ». Par conséquent, et naturellement, les réponses que nous avons reçues sont très différentes et variées. Il serait bien laborieux de reproduire ici l’intégralité des cinq cents réponses recueillies. Cependant, nous vous en proposons une répartition, évidemment subjective, regroupant des réponses plus ou moins homogènes. Après cette proposition de répartition, les regroupements ont été envoyés à Geocartografia qui a calculé les pourcentages correspondant à chaque groupe de réponses.
 

2015

Graph 1a-1.jpg

2017

Graph 1a-2.jpg

Pour continuer la lecture du sondage et les réponses détaillées aux cinq autres questions, c'est ici

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