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 quand un nouveau souvenir crée un chez-soi 

 

Eitan Bronstein Aparicio

© Eléonore Merza

Depuis des années maintenant, je travaille dans le champ de la mémoire politique, je m’intéresse aux constructions mémorielles, déconstruisant et érigeant des mythes. J’ai fondé une organisation qui s’intéresse à la mémoire. Mais pour autant je suis toujours, en quelque sorte, resté en retrait de ces mémoires auxquelles j’avais affaire: il s’agissait de la mémoire palestinienne, qui n’est organiquement pas la mienne. J’ai organisé de nombreuses visites pour des Israélien.ne.s dans les villages palestiniens qu’Israël a détruits pendant la Nakba, et j’ai initié cette nouvelle pratique d’apposition de panneaux d’informations dans ces villages, une pratique d’ailleurs profondément ancrée dans la tradition coloniale. Celles et ceux qui ont été déraciné.e.s de ces villages adoptèrent cette nouvelle signalétique avec enthousiasme car cette dernière défie, tout en utilisant ses propres outils, la puissance coloniale qui a tenté d’effacer leur présence. Depuis, ils continuent à indiquer ces lieux qu’Israël a détruits durant la Nakba.

 

Ma position, en tant que personne active dans le milieu de  cette « mémoire qui n’est pas la mienne » a toujours crée une tension entre, d’un côté, le désir de développer sans cesse de nouvelles idées et organiser de nombreuses actions pour contester les fondations mêmes du régime israélien, et, de l’autre la nécessité fondamentale de bien faire attention à ne pas m’en approprier la mémoire.

Je me souviens qu’une fois, le jour de l’Indépendance d’Israël, Juifs et Arabes nous étions retrouvés dans le village de Miska pour commémorer la Nakba. Quelque chose ne se passa pas comme prévu et, immédiatement, un des Israéliens commença à dire aux Palestiniens comment gérer la suite des événements. Je me suis senti très mal à l’aise et j’ai été obligé de lui dire. D’un autre côté, force est de constater que je pouvais également m’identifier à lui. Nous avons tous les deux été éduqués comme les maîtres de cette terre, dépositaires d’une autorité à laquelle la population palestinienne indigène devrait rester soumise.

 

La Nakba est l’histoire de toutes celles et de tous ceux qui vivent sur cette terre et/ou de quiconque la chérit. Cet événement a été politiquement et culturellement construit comme « ce qu’ils considèrent être un désastre », comme unique mémoire collective palestinienne. C’est pourquoi, et jusqu’à présent, il existe un véritable fossé entre la mémoire de la Nakba comme désastre pour les victimes palestiniennes ; et celle des autres (au rang desquel.le.s les Israélien.ne.s) qui peuvent, au mieux, lutter contre les tentatives visant à effacer la Nakba de l’histoire de ce lieu. L’historien Pierre Nora, qui distingue « histoire » et « mémoire », définit la première comme « un acte intellectuel, sécularisant, qui invite à l’analyse et au discours critique. La mémoire situe la commémoration dans le domaine du sacré, l’histoire la sort de cette sphère en la secouant…La mémoire collective unifie…l’histoire… Elle appartient à tous et à personne, c’est une qualité qui valide son but universaliste. La mémoire est ancrée dans le concret, dans l’espace, le geste, une photographie et un objet ».

  

Maintenir une frontière entre soutien, solidarité et reconnaissance des torts de l’État envers les Palestinien.ne.s sans pour autant s’en approprier la mémoire est, je l’ai déjà dit, un effort constant. Sur la question palestinienne, je reste dans les limbes, une sorte d’intermédiaire. J’apprends des Palestinien.ne.s, je les écoute, et je tente ensuite de traduire leur mémoire en histoire afin de la rendre disponible pour « une analyse et un discours critique » et mieux comprise par la population juive de cette terre.

 

C’est une position difficile, souvent inconfortable, car je ne peux jamais m’y sentir véritablement « chez moi ». Elle exige que je sois prudent et sensible car ce n’est pas « chez moi », ce n’est pas ma maison mais celle que j’ai occupée, celle que nous avons occupée. La Nakba de Miska n’est pas devenue ma mémoire, elle ne peut être sacrée pour moi comme elle l’est pour celles et ceux qui en ont été déraciné.e.s, et cela même si je m’y suis rendu de nombreuses fois avec elles et eux et que j’y partage de nombreux souvenirs et expériences.

 

Une nouvelle mémoire personnelle

 

À Mansura, dans le Golan occupé, je me suis retrouvé dans une position tout à fait différente. Mansura est l’une des deux cents localités qui existaient dans le Golan jusqu’à son occupation par Israël en 1967. A l’époque, Mansura comptait quelques 1100 habitant.e.s. Cela fait cinq ans que je construis cette histoire avec ma compagne Eléonore. C’est seulement après que je l’ai localisé, qu’elle a pu se rendre, pour la première fois, dans le village de son père. Quand nous sommes arrivés, elle s’est promenée longuement, seule et en silence, comme si elle essayait d’entendre son père, enfant, jouant au volleyball, un sport dans lequel il excellait. Il lui a fallu du temps pour accepter ma présence, à ses cotés, et pour commencer à me raconter ce qu’elle savait sur le village.

 

Depuis, nous sommes retournés à Mansura de nombreuses fois et nous y avons construit notre propre histoire. Nous y sommes venus en famille, avec des amis, et nous avons crée à Mansura des vestiges physiques et symboliques.

Nous avons aussi souvent parlé avec Farouk, le père d’Eléonore, qui est né là-bas. Il a partagé avec nous – et surtout avec moi – son savoir et ses nombreux souvenirs du village. Il l’a dessiné, a localisé différentes maisons sur la photographie aérienne que nous avions apportée, et il a même reproduit un modèle d’éolienne qui alimentait sa maison en électricité depuis 1936.

 

C’est chargés de toutes les histoires et les créations de Farouk, qu’Eléonore et moi sommes revenus à Mansura, et nous les avons utilisés pour créer d’autres expériences et de nouveaux objets. Le point culminant de cette aventure a, sans doute, été le tour publique que nous y avons organisé en avril 2016, avec une trentaine de visiteurs, pour la plupart des ami.e.s israélien.ne.s ainsi que quelques partenaires et ami.e.s du Golan même, en particulier de Majdal Shams.

 

Sur le chemin du retour, exalté par l’expérience, je me suis rendu compte que l’histoire de Mansura était devenue la mienne - pas exclusivement la mienne bien sûr mais aussi la mienne. J’ai réalisé qu’à Mansura, grâce à ma connexion avec Eléonore, le fossé qui existait entre moi et cette « mémoire qui n’est pas la mienne » s’était presque entièrement évaporé. Le fait qu’elle porte notre fils, et qu’il était déjà résolument présent avec nous là-bas, à Mansura, a renforcé ce sentiment que le village détruit était en train de devenir ma maison. J’ai trouvé une maison là-bas grâce aux souvenirs que j’y ai collectés. C’est une proto-mémoire, une mémoire que j’ai assemblé telle une prothèse sur mon identité d’Israélien.

 

Sans l’ombre d’un doute, le moment fort de ce voyage a été, la reconstruction symbolique de la maison de Farouk. À l’aide de tou.te.s les participant.es, et selon le schéma que Farouk nous avait confectionné, nous avons redessiné les contours de sa maison en utilisant les pierres mêmes de la structure détruite. Nous déplacions les pierres au rythme de la voix de Farouk diffusée par un mégaphone, nous racontant ses souvenirs d’enfance au village et nous décrivant sa maison. Cette combinaison a indéniablement aiguisé mon sentiment d’intimité dans mon souvenir de Mansura. Cette intimité a primé sur le politique. La dimension intime a donné à la dimension politique un pouvoir encore plus grand, comme en ont témoignées les réactions des participant.e.s à cette visite exceptionnelle.

  

Surmonter l’identité du colonisateur est aussi un effort physique et sensoriel. Le corps porte des pierres, écoute les voix et observe les marquages de la maison qui apparaissent graduellement sur la terre et la redessinent. Tout mon corps devient politique et m’entraîne à faire l’exact opposé de ce que j’ai appris : je construis, symboliquement mais aussi physiquement, ce qu’Israël a détruit. Le fait d’être entourés, soutenus et aidés par nos ami.e.s a amplifié cette sensation que nous construisions quelque chose de nouveau, une nouvelle identité qui ébranle notre identité d’occupants.

 

Ma position de dé-colonisateur s’est polarisée de manière unique à Mansura. La mémoire de Mansura est celle de Farouk, celle d’Eléonore et aussi la mienne. Parallèlement, je n’oublie pas un seul instant que je suis aussi un israélien, un occupant du plateau du Golan. C’est peut-être cela qui a provoqué ce sentiment de fatigue intense que j’ai ressenti plusieurs jours durant après notre retour à Tel Aviv.

 

Traduit en français par Rebecca Nguyen et Eléonore Merza.

 

[1] Ariella Azoulay, Constituent Violence 1947–1950 [in Hebrew], Tel Aviv: Resling, 2009.

[2] Pierre Nora, Entre Mémoire et Histoire. La problématique des lieux, 1993 traduit en hébreu in Zmanim 45, pp. 4-19.

(3) Pierre Nora, ibid

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